Leur talent était immense, leur créativité indéniable, mais leurs œuvres ont été reléguées dans les marges. Pendant des siècles, les compositrices ont dû créer dans des espaces limités, souvent loin de la reconnaissance réservée à leurs homologues masculins. Certaines ont connu la célébrité de leur vivant, d’autres ont écrit dans l’ombre des salons privés — et presque toutes ont été effacées des manuels d’histoire.
Aujourd’hui pourtant, leurs partitions ressurgissent, portées par un mouvement croissant de musicologues, d’interprètes et de curieux qui réévaluent leur place dans le patrimoine musical. En retraçant leur parcours, c’est une autre histoire de la musique qui se dessine : une histoire plus complète, plus humaine, et bien plus surprenante qu’on ne l’imaginait.
Hildegarde de Bingen (1098–1179)
Pionnière du Moyen Âge et figure spirituelle visionnaire
Hildegarde de Bingen est une exception dans l’histoire médiévale : abbesse, mystique, autrice, naturaliste… et compositrice. Ses chants liturgiques se distinguent par des mélodies étirées, expressives et innovantes pour l’époque.
Son Ordo Virtutum, drame musical sacré, est l’un des premiers oratorios connus.
À une époque où la musique est dominée par des copistes et compositeurs hommes, Hildegarde démontre que l’autorité spirituelle peut ouvrir des espaces de création féminine. Mais son cas reste unique : les structures permettant aux femmes de composer ne se développeront vraiment qu’à partir du XVIIᵉ siècle.
Élisabeth Jacquet de La Guerre (1665–1729)
Enfant prodige de Louis XIV et compositrice baroque d’exception
Prodige parisienne formée dans l’atelier familial de facteurs de clavecin, Élisabeth Jacquet de La Guerre est invitée à la cour de Versailles dès son adolescence. Elle y devient l’une des premières femmes à publier des œuvres instrumentales sous son nom.
Son catalogue comprend des cantates, des suites pour clavecin et Céphale et Procris, l’un des rares opéras baroques composés par une femme.
Malgré son succès, elle est longtemps ignorée par la musicologie du XIXᵉ siècle, qui privilégie les compositeurs masculins et relègue les créatrices dans l’anecdote.
Fanny Mendelssohn (1805–1847)
Un génie romantique empêché par les normes sociales
Avec plus de 460 œuvres — lieder, pièces pour piano, chœurs — Fanny Mendelssohn est l’une des grandes compositrices du romantisme.
Mais sa carrière publique est freinée par sa famille : « une femme ne doit pas publier », lui rappelle-t-on. Certaines de ses œuvres paraissent d’ailleurs sous le nom de son frère Felix.
Ses compositions révèlent pourtant une maîtrise exceptionnelle de la forme brève, un sens poétique du piano et un souffle romantique puissant. Sa reconnaissance actuelle témoigne de la nécessité de revisiter les récits historiques trop longtemps biaisés.
Clara Schumann (1819–1896)
Virtuose légendaire, compositrice sous-estimée
Clara Schumann est l’une des plus grandes pianistes du XIXᵉ siècle. Elle influence la carrière de Robert Schumann et de Johannes Brahms, élève huit enfants et mène une carrière internationale remarquable.
Pourtant, elle doute de sa légitimité à composer : la société attend des femmes qu’elles interprètent, pas qu’elles créent. Malgré cela, Clara laisse un catalogue d’œuvres fortes et sensibles — lieder, pièces pour piano, concerto — qui témoignent d’un talent comparable aux plus grands de son époque.

Lili Boulanger (1893–1918)
Première femme lauréate du Prix de Rome, météorite de génie
À 19 ans, Lili Boulanger devient la première femme à remporter le très prestigieux Prix de Rome. Son langage musical mêle symbolisme, modernité, subtilités orchestrales et intensité émotionnelle.
Bien que sa carrière soit brutalement interrompue par la maladie, elle laisse une œuvre d’une profondeur exceptionnelle, dont Faust et Hélène et D'un matin de printemps.
Amy Beach (1867–1944)
Première grande compositrice américaine
Autodidacte et virtuose, Amy Beach compose la première symphonie écrite et publiée par une femme aux États-Unis : la Gaelic Symphony (1896).
Sa musique combine influences européennes, folklore nord-américain et audaces harmoniques.
Longtemps oubliée, elle est aujourd’hui reprogrammée dans les plus grandes salles.
L’évolution de l’accès des femmes à la composition musicale
L’histoire de l’accès des femmes à la composition musicale est une succession d’avancées fragiles et de retours en arrière. De l’enfermement médiéval aux scènes internationales d’aujourd’hui, le chemin parcouru témoigne autant de leur persévérance que des obstacles qui se sont dressés devant elles. 
Moyen Âge : un accès rare et presque exclusivement religieux
Au Moyen Âge, les femmes n’ont pratiquement pas accès à l’éducation musicale, à l’exception des monastères.
Les couvents deviennent alors des espaces paradoxaux : lieux de retrait du monde mais aussi rares lieux où les femmes peuvent étudier, écrire et composer.
Hildegarde de Bingen en est l’exemple le plus emblématique. Grâce à son statut d’abbesse, elle peut non seulement composer, mais aussi diffuser ses œuvres dans toute l’Europe médiévale.
Au-delà de quelques figures isolées, la création musicale reste un domaine masculin, encadré par l’Église, l’université et les institutions qui excluent les femmes de leurs structures de formation et de pouvoir.
Baroque : des avancées timides sous protection aristocratique
À l’époque baroque, certaines femmes issues de milieux aisés peuvent recevoir une éducation musicale approfondie. Mais pour se produire, publier ou enseigner, elles doivent presque toujours bénéficier de la protection d’un mécène puissant.
Élisabeth Jacquet de La Guerre en est l’exemple parfait. Soutenue par Louis XIV, elle publie des œuvres ambitieuses et se fait une place dans un univers professionnel dominé par les hommes. Sans l’appui du roi, sa carrière aurait été impensable.
Si quelques cantatrices, clavecinistes ou compositrices se distinguent en Italie, en France ou en Allemagne, leur visibilité reste fragile et dépendante des cercles aristocratiques. La composition demeure un privilège exceptionnel pour les femmes.
XIXᵉ siècle : l’idéologie domestique étouffe la créativité féminine
Avec l’essor de la bourgeoisie au XIXᵉ siècle, l’éducation musicale des jeunes filles devient courante… mais elle est strictement cantonnée au foyer.
Apprendre le piano est un signe de raffinement, mais composer ou publier est jugé inapproprié pour une femme « respectable ».
Fanny Mendelssohn, malgré un talent immense, est découragée par sa propre famille d’envisager une carrière publique. Une partie de ses œuvres est publiée sous le nom de son frère Felix.
Clara Schumann, malgré son statut de virtuose internationale, lutte contre les injonctions sociales qui veulent empêcher les femmes de composer. Elle écrit pourtant des œuvres majeures, tout en élevant huit enfants et en assumant une carrière dévorante.
Cette période est celle d’un paradoxe cruel : jamais les femmes n’ont eu autant accès à la musique, et jamais leurs possibilités d’exister comme compositrices n’ont été aussi limitées.
XXᵉ siècle : ouverture progressive des institutions et des carrières
Le tournant majeur arrive au début du XXᵉ siècle, quand les conservatoires, les concours et les écoles de musique ouvrent enfin leurs portes aux femmes.
Pour la première fois, elles peuvent accéder aux mêmes formations et diplômes que les hommes.
Lili Boulanger fait figure de symbole : en remportant le Prix de Rome en 1913, elle brise un plafond de verre vieux de plus de deux siècles.
Sa sœur, Nadia Boulanger, deviendra l'une des pédagogues les plus influentes du XXᵉ siècle, formant des générations de compositeurs et compositrices.
Malgré ces avancées, les programmations orchestrales, les postes institutionnels et les opportunités professionnelles restent largement dominés par les hommes dans la seconde moitié du siècle. Les femmes doivent souvent se tourner vers des voies alternatives (électroacoustique, expérimentation, enseignement) pour s'imposer.
Aujourd’hui : une liberté de composer… mais un manque de visibilité
Au XXIᵉ siècle, les femmes peuvent composer librement, créer des ensembles, diriger des orchestres, enseigner ou être programmées dans les scènes du monde entier.Pourtant, la parité est encore loin d’être atteinte.
Les études récentes montrent que :
- moins de 10 % des œuvres programmées par les orchestres symphoniques sont écrites par des femmes,
- les conservatoires comptent autant d’étudiantes que d’étudiants, mais les postes de direction et les commandes institutionnelles restent majoritairement masculins,
- la plupart des grandes œuvres du répertoire enseignées restent écrites par des hommes.
La question n’est donc plus : les femmes ont-elles le droit de composer ?
La question est désormais : leurs œuvres sont-elles entendues, jouées, enregistrées et transmises ?
Heureusement, un mouvement international — porté par des ensembles, orchestres, labels et chercheurs — travaille activement à rééquilibrer le répertoire et à rendre justice aux compositrices du passé et du présent.
Les compositrices contemporaines : un paysage mondial en pleine effervescence
Europe
Kaija Saariaho (Finlande) – Référence mondiale du spectralisme et du renouveau de l’opéra.
Rebecca Saunders (Royaume-Uni) – Exploratrice du timbre et du silence.
Camille Pépin (France) – Langage orchestral lumineux, influences modernes.
Asie
Unsuk Chin (Corée du Sud) – Une des compositrices les plus jouées aujourd’hui, imagination sonore fulgurante.
Chen Yi (Chine/USA) – Fusion subtile entre traditions chinoises et modernisme occidental.
Reena Esmail (Inde/USA) – Dialogue entre musique hindoustanie et classique occidentale.
Afrique
Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou (Éthiopie) – Musique piano introspective, culte mondialement redécouverte.
Nkeiru Okoye (Nigeria/USA) – Opéras et œuvres vocales centrés sur les identités afro-descendantes.
Amériques
Tania León (Cuba/USA) – Prix Pulitzer 2021, teinte afro-caribéenne et modernisme éclatant.
Gabriela Ortiz (Mexique) – Une des compositrices latino-américaines les plus influentes.
Caroline Shaw (USA) – Plus jeune lauréate du Pulitzer, écriture vocale novatrice.
Diana Syrse (Mexique/Allemagne) – Une voix montante de la création lyrique et orchestrale.
Océanie
Liza Lim (Australie) – Œuvres inspirées de rituels, d’écologie, de cultures autochtones.
Ces compositrices démontrent que la création musicale contemporaine est désormais véritablement mondiale, plurielle et foisonnante.
Découvrez 15 portraits de femmes qui ont changé l'histoire de la musique pour aller plus loin,
Pourquoi les redécouvrir ?
- Pour enrichir notre culture musicale.
- Pour réparer des siècles d’invisibilisation.
- Pour offrir des modèles aux jeunes musiciennes et musiciens.
- Pour élargir le répertoire des salles de concert et des conservatoires.
Redonner leur place aux compositrices oubliées n’est pas seulement un geste de réparation : c’est une manière d’enrichir notre compréhension de l’histoire musicale. En explorant les œuvres de ces femmes, en les programmant, en les écoutant, nous contribuons à rééquilibrer un récit longtemps tronqué — et à célébrer une créativité qui n’a jamais cessé d’exister. Si vous souhaitez les étudier durant votre apprentissage musical, n'hésitez pas à contacter Allegro Musique.




